Interview de Lakhdar Belaïd

Onirik  : Vos quatre thrillers ont pour personnage principal la ville de Roubaix, dont la description se révèle assez originale.

Lakhdar Belaïd : Nous sommes dans le roman. Ce qu’il y a d’intéressant c’est qu’il existe douze ans d’écart entre la rédaction du premier et le dernier. J’ai bénéficié d’un recul très conséquent. Dans Sérail Killer j’ai voulu faire plusieurs choses. Tout d’abord j’ai raconté l’histoire d’une certaine violence à Roubaix suite à l’héritage de la guerre d’Algérie.

Dans une ville comme Roubaix les affrontements entre militants nationalistes du MNA et le FLN avaient laissé beaucoup de traces. La période de violence très forte a été suivie d’une période de silence au moins aussi forte, le poids du silence engendrant une certaine forme de violence.

À l’époque où j’ai écrit le bouquin, Roubaix connaissait une mutation très intéressante. On sortait de la sale période de l’après-textile. Une bonne partie de l’économie roubaisienne et même du terrain roubaisien était à terre. Il y avait beaucoup de friches industrielles. On voyait à quel point la ville avait beaucoup souffert sur le plan économique et on voyait s’amorcer une forme de renouveau avec de gros investissements notamment au centre-ville et il me semblait que c’était important à souligner même si cela peut paraître contradictoire avec l’histoire en elle-même qui est une histoire de guérilla.

La troisième chose réside dans la façon de l’écrire. En me relisant j’ai trouvé cela très immature. On dirait que c’est un adolescent qui a écrit cela. Si je devais écrire Sérail Killer maintenant je ne l’écrirais pas comme il y a douze ans, sur le fond comme sur la forme. J’aurais mis un peu plus de recul, moins d’emphase. J’aurais été plus sobre sur la façon d’écrire. C’était un premier roman. D’ailleurs dans le deuxième Takfir Sentinelle on sent une plus grande sobriété dans l’écriture et cela me semble assez important. Le premier était écrit dans le genre San Antonio. En vieillissant je me suis éloigné de ce style.

Onirik  : Dans le premier roman les pit-bulls font le ramadan. Mais dans le deuxième apparaissent les OGM[[OGM : créatures féminines d’origine gauloise, mais ayant décidé qu’elles étaient arabes]] et les Blondes Bla Rabi[[Blondes Bla Rabi, alias Blonde Malgré Dieu, également connues sous le surnom de Pétasses décolorées]]
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Lakhdar Belaïd : On est encore dans l’humour et la caricature, mais avec une espèce de regard pasticheur de la réalité. Tout cela est assez proche de la réalité dans l’exagération du comportement de certains de nos concitoyens. Mais j’aime bien observer et raconter ces phénomènes de société. J’ai presque envie de les raconter de manière un peu plus ironique certes, mais avec un peu plus de sobriété. Je pense que cela serait peut-être plus percutant comme cela.

En ce qui concerne les OGM (ces Gauloises qui parlent arabe et ont oublié de parler français) on se trouve dans une sorte de multiculturalisme où effectivement des cocktails se réalisent et sont assez étonnants, voire détonants. On est dans la caricature. Le mélange, le creuset, le melting-pot est très important. Mais je pense qu’en même temps il ne faut pas tomber dans une forme de caricature.

Une Gauloise qui se met à parler l’arabe (une caricature d’arabe parce que c’est la seule chose qu’elle a apprise) ce n’est malheureusement pas du multiculturalisme. C’est plutôt à mon avis une pauvreté intellectuelle qui s’exprime et c’est plutôt ça que je voulais raconter. Il ne faut pas se ghettoïser les uns les autres et il ne faut pas se ghettoïser soi-même, comme la petite Flamande qui va se ghettoïser dans le ghetto des gens qui ne peuvent pas s’en sortir. Il faut faire sauter tous les murs et se mélanger vraiment.

Onirik  : Est-ce que vous pouvez nous parler de la grande menace pesant sur Roubaix : son annexion par la ville de Lille ?

Lakhdar Belaïd : Je n’entrerai pas dans ce discours-là. Il existe un certain devoir de réserve. Il y a un fantasme qui a longtemps couru sur le fait que Roubaix serait un beau jour grignoté inexorablement, avalé par la grande ville qu’est Lille. Mais Lille c’est 200 000 habitants, ce qui est peu comparé à de grandes villes comme Lyon ou Marseille. Elle a besoin de grandir comme une multinationale qui a besoin de faire des acquisitions pour exister.

De plus Roubaix est une ville plus que stratégique en ce qui concerne Lille-Métropole, c’est-à-dire la Communauté Urbaine de Lille. Si un jour Roubaix risquait de basculer à Droite, la Communauté urbaine risquait elle aussi de basculer à Droite. De toute façon c’est une ville très importante et charnière.

Onirik  : On peut imaginer quelqu’un qui ait des visées hégémoniques, comme Barby la barbante, veuille s’emparer de Roubaix. Vous avez risqué gros si quelqu’un d’autre que François Hollande avait remporté la primaire socialiste…

Lakhdar Belaïd : Oh je pense que les politiques ont du recul et savent faire la part des choses. Il n’y a pas de raison d’être rancunier vis-à-vis d’un auteur qui ne fait que de l’ironie. Je n’ai jamais eu à subir de courroux de la part de qui que ce soit à cause de mes écrits. Heureusement d’ailleurs, c’est aussi cela la démocratie.

Onirik  : Dans Les Fantômes de Roubaix on trouve un personnage historique avec la transposition d’André Diligent dans le personnage du sénateur-maire André Nooten. Mais dans Sérail Killer vous l’aviez oublié puisque dans votre roman la Gauche s’était maintenue au pouvoir à Roubaix sans interruption depuis 1912, sans que soit mentionnée l’accession à la mairie du centriste André Diligent de 1983 à 1994.

Lakhdar Belaïd : Il ne m’en a pas voulu. Il m’a invité à manger chez lui pour parler de mon bouquin. Dans mon quatrième roman j’ai voulu rendre hommage à André Diligent car c’est un personnage de la Résistance. Les Fantômes de Roubaix parle de la Seconde Guerre mondiale et de la Résistance dans la région du Nord. Donc c’était la moindre des choses qu’il soit présent puisque cela se passe à Roubaix. C’est quelqu’un qui avait beaucoup d’humour, beaucoup d’esprit et qui était très fort dans le judo verbal. Il savait retourner dans les situations quand on cherchait à l’asticoter. Politiquement parlant il était très intéressant.

Il a été très actif pendant la guerre d’Algérie. Il a fait des choses très courageuses puisqu’il a cherché à arrêter la guerre entre MNA et le FLN. Il a compris très tôt que l’indépendance de l’Algérie était inévitable et il a voulu y arriver dans les conditions les moins dramatiques possibles.

C’était quelqu’un qui méritait qu’on lui rende hommage. C’était quelqu’un d’admirable sur le plan intellectuel, quelqu’un de très chaleureux sur le plan personnel. Chez les politiciens il y a souvent une forme d’ambiguïté, de mauvaise foi, d’hypocrisie. Les journalistes peuvent aussi être malhonnêtes avec les gens. Cela fait partie de l’humanité. Cela fait partie de certaines professions dès qu’on est dans le contact avec les gens. Chez lui c’était largement sous-dosé par rapport à tout le reste.

Il méritait largement qu’on lui rende un hommage appuyé et là il n’est pas dans n’importe quelle position puisqu’il est une sorte de garant des libertés et de la vérité historique.

Onirik : Votre quatrième thriller se caractérise par l’intervention du fantastique.

Lakhdar Belaïd : D’une certaine forme de fantastique, du fantasme. Je ne suis pas du tout auteur de fantastique ou de science-fiction. Je n’ai pas beaucoup lu d’ouvrages de ce genre. Dans Les Fantômes de Roubaix on parle de la Seconde Guerre mondiale dans un roman qui se passe en 2012 à Roubaix.

J’ai procédé à un calcul arithmétique. L’occupation se termine en 1944 et l’action se passe en 2012. Entre les deux il y a 70 ans. Si on veut faire intervenir quelqu’un qui a été acteur de quelque chose durant l’occupation il faut qu’il ait eu à l’époque 20 ans. Cela lui en fait 90 à notre époque. Or il faut que cette personne soit un peu vaillante, avec un peu d’énergie pour être intéressante pour un polar. Les deux acteurs ont 90 ans et sont des tueurs. Il faut trouver l’astuce qui les rende crédibles. C’est là qu’arrive la part de fantastique. Ce sont les Visiteurs qui reviennent, des espèces de fantômes.

Onirik  : On peut aussi envisager que la narration implique un aspect psychiatrique. Lorsque j’ai lu pour la première fois les aventures de Karim Khodja et du lieutenant Bensalem j’ai éprouvé une impression bizarre. J’ai envisagé l’hypothèse qu’il s’agisse d’une même personne schizophrène, à moins qu’ils révèlent deux aspects de votre personnalité.

Lakhdar Belaïd : C’est une excellente lecture. Je ne sais pas si j’aurais pu être policier. Cela m’aurait bien tenté. Je ne l’ai pas été pour des raisons politiques. Mon père ne voulait pas que ses enfants soient policiers en France puisqu’il a été arrêté par des policiers français et assez rudoyé.

Je me demande si la carrière de policier m’aurait plu. En tant que journaliste je ne veux pas dire que je suis prêt à avaler n’importe quelle bêtise, mais le côté un peu cynique, un peu dur de Bensalem Reubeucop a un côté rassurant. Les personnes autoritaires, cela sécurise.

Onirik  : Dans Les Fantômes de Roubaix, c’est lui le plus efficace. Quelle est la méthode à suivre face à l’extrême-droite ? Pour Reubeucop c’est simple : il cogne et ça marche.

Lakhdar Belaïd : Il cogne parce qu’en plus il a vécu une vie de fils de harki. Il a été récupéré par l’extrême-droite et il a vu comment il a été instrumentalisé. Au-delà de l’extrême-droite, il a une méfiance pour la politique en général et puis dans Les Fantômes de Roubaix il voit son copain couler, tomber dans une espèce de mélancolie dépressive. Il veut l’en faire sortir et le secouer pour le réveiller. Il a de bonnes intentions et c’est efficace. C’est le pilier rassurant tandis que l’autre est un peu fragile.

Onirik  : Je me permets de vous citer : « n’importe quel psy à la con affirmerait que ce couillon est une partie de moi-même et vice-versa »

Lakhdar Belaïd : Il s’agit d’un petit clin d’œil : une sorte de message subliminal.

Onirik  : Dans un autre registre avec votre enquête historique Mon père le terroriste vous êtes une des rares personnes à évoquer le MNA.

Lakhdar Belaïd : C’est tout le drame de ce mouvement. En 1926, Messali Hadj[[1898-1974]] monte un mouvement indépendantiste L’Étoile Nord-Africaine. C’est le premier mouvement indépendantiste moderne algérien. Il est interdit et Messali le remplace par le Parti du Peuple Algérien qui est interdit à son tour. Messali le remplace par le Mouvement pour le Triomphe des Libertés démocratiques qui est interdit après le 1er novembre 1954 et Messali crée le Mouvement Nationaliste Algérien, pendant qu’en même temps se crée le FLN.

Le FLN est lui-même un mouvement créé par les enfants politiques de Messali qui se sont écartés de lui. Le MNA quitte l’Histoire même si on en parle beaucoup entre 1954 et 1962. Il disparaît de l’histoire en 62. Il est complètement gommé notamment par le FLN, mais aussi pour le grand public.

Les Messalistes disparaissent de la grande presse. On en parle plus à partir de 1962. Il faut consulter des collections de journaux jusqu’en 1962. Il n’existe évidemment pas de volonté de la part du FLN de faire savoir qu’il y a eu avant lui d’autres mouvements. Le MNA s’est délité durant la guerre d’Algérie. Il est resté très présent dans la région du Nord et notamment à Roubaix parce qu’il était très puissant avant le déclenchement il s’est surtout distingué en métropole par une guerre contre le FLN.

Donc les gens qui se sont battus contre le FLN se sont battus contre leurs propres frères. Deux mouvements indépendantistes se sont battus. L’héritage des Messalistes est un peu lourd à porter comme dans beaucoup de guerre. C’est un psy qui m’a expliqué que bien souvent il faut laisser passer 50 ans et après les paroles se délient plus facilement.

Je l’ai vu par rapport à mon père, par rapport à d’autres gens, d’autres témoins, dans ma propre famille. Il n’y a pas lieu d’avoir honte. Le MNA est le mouvement qui a posé les bases du mouvement indépendantiste algérien. Le drapeau de l’Algérie actuelle a été créé par Messali. On se trouve sur une aberration totale.

Le Parti du Peuple Algérien que Messali voulait réactiver en 1962 est toujours interdit en Algérie aujourd’hui. Officiellement il n’y a plus de parti unique. Tous les partis possibles et imaginaux sont autorisés y compris les partis dirigés par les gens du FIS. Le PPA est interdit car c’est un rappel de l’Histoire qui est impossible à supporter pour le FLN.

À Alger, dans l’avenue des Martyrs, des tableaux représentent la manifestation du 8 mai 45 à Sétif. Sur les tableaux on voit des militants brandir les banderoles du PPA. Le parti est interdit. Mais le symbole historique est récupéré.

Bibliographie

Romans

Sérails killers (Folio, 2003)
Takfir Sentinelle (Gallimard, 2002)
World Trade Cimeterre (Le Cherche Midi, 2006)
Les Fantômes de Roubaix (Ravet-Anceau, 2011)

Livre historique

Mon père ce terroriste (Seuil, 2008)

Recueil collectif

Il n’y avait rien de plus terrible que son regard – Le racisme vécu – Les discriminations au quotidien (Éditions Syllepse, 2005)

Crédit photo : .© La Voix du Nord