Première création originale en France sur l’oeuvre de Jane Austen, imaginée en 2008, sous l’impulsion de la regrettée grande dame de théâtre Lesley Chatterley[[ le célèbre Cours Florent, où officiait Lesley Chatterley en tant que HeadMaster d’Acting in English, a crée un prix à son nom en 2010]], écrite à six mains par trois femmes, la pièce Les Trois vies de Jane Austen n’a cessé d’évoluer, portée par la foi et l’enthousiasme inébranlables de deux comédiennes passionnées et toutes dévouées à leur métier.
Ces deux jeunes femmes se connaissent sur le bout des doigts, intuitivement, elles savent, leurs jeux scéniques se répondent. Raccords lumière et musique, mouvements de scènes, accessoires, costumes, chaque détail est passé au crible, de manière à ce que le jour de la première, le 2 février, tout soit parfait.
A l’issue de la séance de répétitions, pendant laquelle notre photographe David a pu les immortaliser dans de magnifiques clichés, les deux actrices se sont livrées, avec beaucoup de gentillesse et en toute simplicité, au jeu de l’interview. Elles évoquent pour nous la pièce, leur amour pour Jane Austen, mais également leur passion de la scène.
Onirik : Elodie, comment es-tu arrivée dans l’univers de Jane Austen?
Elodie Sörensen : Je n’ai pas du tout aimé le film de Joe Wright, Orgueil et Préjugés, sorti en 2005, mais j’avais beaucoup aimé la série de la BBC de 1995 que j’avais vue avant… J’avais bien évidemment lu le roman… J’avais aussi aimé Raison & Sentiments d’Ang Lee, assez remarquable et fidèle au livre, c’est ce que je connaissais…
Mais c’est vraiment Céline, lorsqu’elle a apporté la première mouture du spectacle, qui m’a fait découvrir cet auteur. Dans cette première mouture, il y avait un gros travail autour des sœurs…
Céline Devalan : Oui c’était sur Jane et Cassandra…
Elodie Sörensen : Une relation complexe, Jane et Cassandra, qui étaient très dépendantes l’une de l’autre, c’était presque malsain, assez particulier. Ça m’avait beaucoup interpellée, alors que l’on n’est pas restées dans cette thématique…
Onirik : Par la suite, tu as lu toute l’oeuvre de Jane Austen ?
Elodie Sörensen : Je l’ai parcourue, surtout par le biais de Céline, il y a eu vraiment un travail d’investigation quand on a commencé à écrire la pièce… Le personnage que j’interprète, Rebecca, n’est pas né par hasard… Il est né de la volonté de Lesley Chatterley, qui avait proposé l’idée du parallèle entre Jane et une jeune femme de notre époque, et de ce travail d’investigation…
On était enfermées, autour d’un thé, pendant des heures et des heures non stop, on partait à la recherche de l’auteur, par des discussions (Céline avait déjà fait tout un travail sur les romans), des livres et des recherches sur internet…
Rebecca découvre cet auteur comme on l’a découverte… C’est Rebecca qui va l’expliquer au public, elle apporte les éléments nécessaires et tout cela fait écho en elle… J’ai découvert Jane Austen un peu de la même manière que Rebecca finalement… C’était assez rigolo.
Onirik : Rebecca pourrait être un personnage de Jane Austen justement ? Ou est-elle complètement différente ? S’est-elle construite à partir des personnages austeniens ou plutôt en contradiction avec eux ?
Elodie Sörensen : Il y a eu différentes phases de travail. La première phase montre un peu comment Rebecca va pouvoir indiquer des références, en termes historiques complètement, apporter de la documentation au public. Elle devait donc être novice, voire candide pour poser des questions assez larges pour répondre au plus grand nombre. Mais on s’est vite rendues compte que sa candeur était antinomique avec sa condition de restauratrice d’art, elle n’amenait pas forcément de contrepoint, à force de renseigner le spectateur, elle perdait de sa vie propre et ne rendait ainsi plus service à Jane…
Céline Devalan : Il fallait que ce soit un personnage fort, après tout c’est un peu les deux mêmes femmes à des époques différentes.
Elodie Sörensen : Et en même temps, elle ne peut pas se battre avec les mêmes armes, elle ne peut pas se battre avec la même qualité de langue que Jane… et les enjeux ne sont plus les mêmes…
Onirik : Mais Rebecca aussi quelque part se débat contre des préjugés, des conventions, elle s’est empêtrée elle-même dans quelque chose qui la dépasse…
Elodie Sörensen : Oui elle s’y est empêtrée toute seule, mais justement, on s’est dit à ce sujet que ce qui pouvait les réunir c’est le lien sur la création. A une époque où l’on est sensés être plus libres, on peut être comédien, sculpteur, dessinateur, artiste… on est plus libres d’avoir cette démarche, et bien étonnamment, on s’en empêche nous-mêmes dans les choix de vie qu’on s’impose… Par exemple, être comédienne et mère de famille aujourd’hui est toujours difficile…
Céline Devalan : C’est une passion qui laisse peu de place à autre chose…
Elodie Sörensen : C’est très compliqué pour une comédienne d’être enceinte, au niveau intermittence, on perd son statut… Le fait d’être éloignée, ça crée une distance avec le métier…
Onirik : C’est un vrai choix de vie, un sacrifice…
Elodie Sörensen : Alors oui du coup, la question que l’on se posait et que pose la pièce est comment tout avoir, puisque l’on est dans une société où il faut tout avoir, où les femmes doivent tout faire…
Elodie Sörensen : Et puis ce sont des vocations, quand même, des métiers de passion… La réponse de la pièce à ce sujet est justement : « on peut tout avoir » ou en tout cas essayer…
Céline Devalan : Au début Rebecca a un peu cette conception de l’artiste maudit…
Onirik : Elle a cette chance de pouvoir vivre son art et aussi son amour, ce que n’avait pas pu faire Jane…
Céline Devalan : Et il y a un lien très fort entre la création et la procréation…
Onirik : L’amoureux de Rebecca est un Monsieur Darcy en puissance [[Héros de Orgueil et Préjugés et choisi par les femmes britanniques comme leur homme préféré de tous les temps]], il l’oblige, par amour, à se jeter à l’eau pour vivre sa passion de peintre…
Elodie Sörensen : Oui tout à fait, il la met face à ses choix, il y a un happy ending… comme dans les romans, sauf que celui-ci peut peut-être exister…
Onirik : Est-ce que tu penses justement que si Jane s’était mariée et avait eu des enfants, un peu comme Elizabeth Gaskell par exemple, elle aurait pu être la même, en tant qu’écrivain ? Dans la pièce, on a vraiment le sentiment que c’est une volonté de renoncer clairement à cela…
Céline Devalan : Je pense que, en 1795, elle venait de connaître Tom Lefroy, je crois qu’elle aurait donné n’importe quoi dans la perspective de l’épouser et d’avoir des enfants… Elle a vingt ans, elle a simplement écrit des petites choses depuis l’âge de quatorze ans…
Je pense que l’écriture s’est imposée à elle, qu’elle a eu un amour, qui était Tom Lefroy, mine de rien les conditions sociales de l’époque lui ont fait perdre ses illusions et elle a décidé à ce moment-là de nourrir ses romans de cette expérience. Et je crois que sa soeur l’a aidée à faire ce choix…
Céline Devalan : Elle a quand même bénéficié de l’expérience de ses belles-soeurs, l’une à trente ans morte en couches au bout du 6e enfant, elle avait des tas d’exemples quand même autour d’elle très très violents de la maternité…
Elodie Sörensen : D’ailleurs, elle n’écrit pas là-dessus…
Céline Devalan : Ca s’arrête toujours au moment du mariage… Et l’analyse qu’elle fait dans ses romans des femmes qui sont mariées, ce sont quasiment toujours des portraits au vitriol… Je pense qu’elle condamne un peu par là la futilité qu’ont certaines femmes qui n’ont d’autre ambition… Et à son époque, c’est inconcevable de penser comme cela…
Onirik : Tout cela est vrai, mais quelque part, ces femmes sont tellement formatées, éduquées ainsi par leur mère, par leur famille, sont-elles réellement responsable de cela ?
Céline Devalan : Jane condamne les femmes qui se marient par intérêt et sans amour… C’est en cela qu’elle était extrêmement courageuse, de ne pas se marier par intérêt, elle a eu quand même deux propositions sérieuses, l’une avérée, l’autre un peu mystérieuse, donc voilà, elle a à un moment de sa vie fait le choix de ne pas se marier mais d’écrire, alors qu’elle avait la possibilité de le faire…
Onirik : Ressentant les émotions qui la parcouraient, elle ne pouvait pas s’imaginer ne pas vivre une histoire comme l’une de ses héroïnes…
Céline Devalan : Oui, pour elle c’était avant tout un mariage d’amour… D’ailleurs, dans toutes ses oeuvres, les héroïnes tombent essentiellement amoureuses par un sentiment de gratitude, que ce soit Marianne dans Raison et Sentiments, Elizabeth dans Orgueil et Préjugés ou Anne dans Persuasion… Et je pense que ce sentiment, elle ne l’a jamais vraiment éprouvé pour quelqu’un qu’elle aurait pu épouser…
Elodie Sörensen : Elle devait également chercher une certaine qualité de relation avec un homme, des échanges intellectuels… C’est pour cela aussi que le choix des autres mariages était inconcevable… Son père l’a poussée à s’éduquer, le regard du père est important dans son oeuvre…
Onirik : Justement dans la construction du personnage de Rebecca, elle perd son père, qu’est ce que cela symbolise dans la pièce, la fin d’une époque ?
Elodie Sörensen: Au départ, on avait voulu créer des parallèles, on sait que la période où Jane a perdu son père a été un long deuil… Rebecca a choisi son métier à cause de son père, elle a renoncé à sa passion de peintre, elle l’a cachée, la mort de son père la délivre, son amoureux la pousse… elle passe un cap. Le deuil est une période où l’on est plus instable, perméable, on mûrit, on divague… D’où la lettre de Jane qu’elle trouve et qui déclenche tout. A une autre période de sa vie, elle n’y aurait sans doute pas prêté attention…
Onirik : Question personnelle Elodie, si tu devais jouer une héroïne de Jane Austen, tu choisirais laquelle ?
Elodie Sörensen : (hésitations) Oh je pense quand même Elizabeth, de Orgueil et Préjugés… Elle est assez proche de Rebecca, l’orgueil, la difficulté à dire… En cela c’est une héroïne très moderne…
Céline Devalan : Moi j’aurai toujours voulu jouer Monsieur Collins [[Cousin d’ Elizabeth Bennet dans Orgueil et Préjugés]] (rires) mais en tant qu’héroïne féminine, c’est Anne dans Persuasion ou Marianne dans Raison et Sentiments. J’ai vécu une grande partie de ma vie en Marianne… Kate Winslet est sublimissime dans le film, vraiment… Ce film m’a bouleversée, j’ai lu le livre juste après, mais j’avais déjà lu Emma à quatorze ans, et du coup après j’ai dévoré tous ses romans…
Onirik : Céline, tu étais à l’initiative d’un Festival Jane Austen à Senlis en mars 2009. Pourrais-tu nous en dire plus et surtout y aura-t-il bientôt un nouveau Festival ?
Céline Devalan : Jane Austen et moi c’est une grande histoire d’amour. J’ai commencé à quatorze ans, elle ne m’a jamais quittée depuis. En 2007, je venais de terminer une création avec Elodie d’après Maupassant, Contes grivois, je me posais la question d’adapter du Austen…
Je ne voulais pas adapter un de ses livres, trop complexe, je voulais faire une création. J’ai donc écrit une première mouture de la pièce, très différente, entre Jane et Cassandra. J’ai travaillé avec Alain Jumeau, professeur à la Sorbonne, spécialiste de George Eliott, il est entré dans le projet corps et âme, et nous a confirmé nos informations. J’ai lu beaucoup de biographies, sa correspondance, ses romans, je voulais rester le plus fidèle à sa vie, ne pas faire d’erreur. Il y a eu un gros travail de fond.
Onirik : Tout ce travail a pris combien de temps ?
Céline Devalan : Tout ce travail d’enquête a pris six mois, après six autres mois pour l’écriture. Je suis allée de nombreuses fois au Festival Jane Austen à Bath, écouter des conférences… Ca m’a beaucoup plu, du coup, j’ai eu envie d’en créer un en France…
Nous avons fait six conférences, nous lisions des extraits, nous avons parlé de la pièce. Mes élèves [[Céline enseigne l’art dramatique à Senlis dans le cadre de sa compagnie La petite vadrouille, elle et Elodie ont également été professeurs au Cours Florent à Paris]] lisaient les scènes les plus connues. Des amis musiciens de Dublin était venus pour un concert, et nous avons joué deux fois la pièce, avec des animations en librairie aussi. L’idée était de mettre en valeur Jane Austen. On a eu beaucoup de répondant, tout était complet, un grand succès. Il y avait un vrai échange avec les gens.
Par la suite, j’aimerai écrire sur mon expérience de comédienne par rapport à ce personnage, tout ce qu’elle m’a apporté, un témoignage… Et l’aventure qu’on a vécue sur le spectacle.
Onirik : Et ce nouveau Festival, tu penses le refaire quand ?
Céline Devalan : Tout dépend du succès de la pièce, des dates de tournée, mais ce que j’aimerai c’est le mettre en place fin 2012, peut-être novembre… Il y aurait une conférence, des lectures de certaines lettres de Jane, la pièce et ce que j’aimerai beaucoup, c’est organiser un bal, comme à l’époque, comme aux Assembly rooms à Bath. Avec des stages d’entraînements de danse, le vendredi et le samedi après-midi, des choses très simples, pour le bal costumé le samedi soir. J’ai déjà fait des chorégraphies Régence avec mes élèves, c’est très facile.
Onirik : Chez les Anglo-saxons, il ne se passe pas une semaine, ou presque, sans une nouveauté sur Jane Austen, de près ou de loin. Es-tu allée voir du côté de cette production littéraire ? Cela commence à être traduit en France, comme La Fille qui voulait être Jane Austen, Prada & Préjugés…
Céline Devalan : Oui ça c’est très drôle, je suis en train de l’adapter au théâtre avec mes élèves… Il y en a de plus en plus, mais des choses traduites uniquement. Le Magazine littéraire a parlé de nous l’an dernier, sur le fait que nous étions les premières en France à mettre Jane Austen à l’honneur au théâtre et sur un travail de création et non de traduction.
Onirik : Tu vas travailler ensuite sur Miss Charity de Marie-Aude Murail. Peux-tu nous en dire plus ?
Céline Devalan : Oui, c’est un livre génial, un résumé incroyable de cette culture anglo-saxonne que j’aime… J’ai lu ce roman à sa sortie, je ne le quittais plus, je vivais avec… Gros coup de coeur pour Miss Charity, pour moi, c’est une Jane Austen jeune… J’ai donc écrit un mail à Marie-Aude Murail, avec qui j’ai correspondu très longtemps. Nous nous sommes rencontrées, nous avons passé des heures à parler de Charity. Elle souhaitait s’inspirer librement de la vie de Jane Austen mais au même moment sortait le film Jane avec Anne Hathaway, et elle s’est dit qu’elle allait changer, et elle s’est inspirée de Beatrix Potter.
Mais ce livre est un hommage à toutes ces femmes écrivains, qui se sont battues pour que la femme écrivain ait sa place, il y a beaucoup de références… et en même temps, il y a un côté très onirique dans Miss Charity avec tous ces animaux, et tout son imaginaire, on y voit vraiment la condition de la femme victorienne… mais il y a beaucoup de Virginia Woolf aussi dedans…
Onirik : C’est un véritable pavé… Comment en tirer une pièce de théâtre ?
Donc là, je sais que je vais créer une pièce de petite forme, quatre acteurs maximum, sinon, c’est une production trop lourde à gérer. Dans une petite salle, on peut être quatre acteurs, deux voire trois sur le plateau mais pas plus. Miss Charity est une fresque, donc le but va être de se diviser les personnages… avec un vrai travail de composition… Je voudrai en faire un diptyque avec Les Trois vies de Jane Austen, ce serait un peu le même spectacle mais qui s’adresserait à des enfants.
Onirik : Il y aura un petit clin d’oeil à Jane Austen ?
Céline Devalan : Un gros clin d’oeil à Jane Austen !
Mille mercis à Céline Devalan, Elodie Sörensen et Delphine Eliet pour leur confiance, leur gentillesse et leur disponibilité.
Crédit photos : David Lapetina