Présidentielle 2012 : Interview de Carl Lang – Le Parti de la France

Onirik : La SACEM est régulièrement pointée du doigt par la commission permanente de contrôle des sociétés de perception et de répartition des droits (source). Pensez-vous que ces dérives soient symptomatiques d’une dérive générale des systèmes de financement de la création ? Sont-ils adaptés à un monde où l’émergence des outils et réseaux numériques permettent aux artistes de s’autoproduire et de diffuser leur travail ? Comment assurer avec les nouveaux moyens de communication et de diffusion l’équité en termes de financement et de répartition ?

Carl Lang : L’existence de la SACEM, société qui regroupe à la fois les compositeurs et les éditeurs de musique, repose sur le principe d’une communauté et même d’une identité d’intérêts entre les uns et les autres. Or cette idée est moins vraie que jamais.

Disons d’abord qu’il convient, dans le domaine des nouvelles technologies, de l’édition numérique, de la diffusion en ligne, de ne pas adopter une position strictement défensive. On insiste à l’envi sur les dangers d’une diffusion gratuite des œuvres, notamment par le téléchargement illégal. Cette question s’est déjà posée lors de l’apparition des premiers appareils d’enregistrement (les magnétophones de notre jeunesse). Or les craintes exprimées à l’époque n’étaient pas justifiées. Non seulement les téléchargements illégaux souffrent souvent d’une mauvaise qualité de son et d’image, d’absence de sous-titres, etc., mais ceux qui piratent le plus sont aussi les plus gros acheteurs de films et de disques…

Il est faux de croire que la diffusion en ligne, légale ou non, tarit forcément la vente des livres et des disques. L’exemple de la Bibliothèque nationale est frappant à cet égard : la mise en ligne de documents dans le cadre du projet Gallica n’a pas vidé les salles de lecture : elle les a remplies, au contraire. Plus les lecteurs ont la possibilité de consulter les documents de chez eux, plus ils viennent les consulter sur place ! C’est un paradoxe à méditer.

La diffusion de la musique et des films par téléchargement payant et sur disque a des moyens de se défendre contre le piratage, et elle le fait par la qualité du son et de l’image qu’elle offre, ou par l’adjonction de bonus, de scènes inédites, etc. De même, les salles de cinéma continueront d’attirer des spectateurs tant qu’elles sauront leur offrir quelque chose qu’ils n’ont pas chez eux.

A l’heure de la télévision numérique et de la diffusion à la demande, les règles compliquées qui existent en France, comme l’interdiction de diffuser des films à la télévision le samedi soir, n’ont plus de sens. Ces défenses illusoires ne font que retarder et entraver l’adaptation des systèmes de distribution et de diffusion, et ne profiteront qu’aux concurrents étrangers.
Ces mesures défensives sont souvent prônées par les sociétés d’édition et de diffusion. Elles mettent bien sûr en avant la nécessité de rémunérer les auteurs, et nul ne conteste qu’il est juste que ceux-ci touchent des droits sur la diffusion de leurs œuvres. Mais leurs intentions sont-elles si pures, et la communauté de destin entre les auteurs et les éditeurs est-elle toujours si évidente ?

Le fait que les auteurs usent de plus en plus des possibilités de s’autoéditer tend à le montrer. Cela ne veut pas dire que des éditeurs ou des diffuseurs capables d’aider les auteurs à se faire connaître et le public à faire son choix n’aient pas leur rôle à jouer. Mais soyons lucides, l’impression à l’avance de livres ou de disques, leur stockage et leur distribution dans des boutiques est un procédé très coûteux et qui aura du mal à résister à la diffusion numérique en ligne. Cela ne fait certes pas l’affaire des éditeurs traditionnels. Par contre, les frais de fabrication et de distribution baissant, les auteurs peuvent ainsi percevoir une part beaucoup plus importante d’un prix de vente lui-même en baisse. En réalité, dans beaucoup de cas et de plus en plus, le droit d’auteur cessera d’être une part accessoire du prix pour en devenir la part principale.

Pour revenir à la SACEM, elle se trouve au cœur d’un entrelacs de sociétés inextricable et coûteux, dont le fonctionnement est si opaque qu’on se demande si cette complexité n’est pas voulue. Les modalités de répartition des droits ont été établies à une époque où il était certes impossible de savoir quelles œuvres au juste étaient diffusées, à la radio notamment. Mais cette époque est révolue, et il est désormais possible plus que jamais de rendre à chacun ce qui lui revient.

Reste la question de l’aide à la création. C’est une autre démarche, qui donne lieu à des politiques beaucoup plus contestables. Cette aide est-elle utile, pertinente, efficace ? On peut en douter. En tout cas, faire passer l’aide à la création par le financement des éditeurs et des distributeurs n’est pas une bonne solution. L’exemple du cinéma le montre : faire financer les films par les chaînes de télévision conduit à un certain appauvrissement, car la diffusion sur grand écran en salle ou bien chez soi sur petit écran sont deux choses trop différentes : on ne conçoit pas un film de la même manière pour l’un et pour l’autre.

Les éditeurs et diffuseurs rendent bien entendu de grands services aux auteurs, mais on peut aussi observer que la communication tend parfois à remplacer l’édition ou l’information. Quand, par exemple, un livre sur la monnaie unique est rédigé par le chef de cabinet du président de la Commission européenne, est-ce encore de l’édition, ou de la communication ? De même quand un livre sur la Provence est publié grâce aux subsides et sous le contrôle du conseil régional et de son président… Bien souvent, les subventions, sous couvert d’aide à la création ou d’action culturelle, mènent ainsi à la prise en main idéologique.

Onirik : Le marché du livre numérique est en pleine expansion, mais outre un prix identique au papier, les DRM empêchent des actes auparavant triviaux comme le prêt d’un livre à un ami, l’achat/revente sur le marché de l’occasion. Comment percevez-vous ce nouveau paradigme consistant à passer d’un droit de propriété sur un objet matériel à un simple droit d’usage sur un objet immatériel rendu périssable ? Comment assurer que le patrimoine culturel se diffuse au plus grand nombre ?

Carl Lang : Dans tous les cas, on a tort de raisonner à partir des supports (livre, disque) plutôt qu’à partir des contenus (musique, textes, idées). Cette mauvaise façon d’aborder la question est due, au moins en partie, aux pressions des éditeurs (de livres et de disques) soucieux de préserver des positions établies, et qui, plus que les auteurs, disposent des moyens de faire valoir leur point de vue auprès des autorités.

Notons que, selon le type de contenu, les supports ne sont pas toujours concurrents ou interchangeables. Ainsi, le livre imprimé a abandonné purement et simplement les domaines auxquels il était mal adapté, notamment celui des documentaires périodiques (juridiques notamment), désormais téléchargés avec mise à jour par abonnement, et celui des encyclopédies. Le support numérique bénéficie en effet d’outils de recherche (par mots-clefs) bien plus performants que l’antique classement alphabétique, et de possibilités de mise à jour sans commune mesure avec une encyclopédie réimprimée tous les dix ou quinze ans !

Reste le domaine des lettres et des idées : c’est là que la concurrence entre le livre imprimé et numérique existe le plus. Les syndicats d’éditeurs font pression pour imposer un prix unique du livre numérique, tel qu’il existe pour le livre imprimé, et même une égalité de prix entre les supports. Cette exigence a-t-elle un sens ? Le prix unique du livre avait pour but d’assurer l’égalité entre les distributeurs, afin de préserver l’existence des libraires en général, et des libraires indépendants en particulier, en évitant la distribution à bas prix de livres grand public dans les grandes surfaces, au détriment de la diversité de création qui n’aurait pas profité de cette grande distribution et aurait souffert de prix trop élevés.

Or le livre électronique est par nature distribué en ligne, même si une vente par l’intermédiaire de libraires reste possible. Mais, même dans ce cas, il s’agirait d’un téléchargement, sans stock, dans lequel l’égalité entre les distributeurs est assurée même sans prix unique légal. On peut même dire que, dans ce cas, l’avantage irait aux libraires, car pourquoi aller télécharger un livre dans un grand magasin plutôt que le faire directement de chez soi ? Par contre, un libraire pourrait, en apportant son conseil, suggérer des achats et ainsi s’assurer une commission.

Pour ce qui est de la dématérialisation des supports, il faut souligner la faculté de passer de l’un à l’autre, avec notamment l’impression à la demande. Car chacun n’a pas forcément le désir (ni la place) de conserver chez lui tous les livres qu’il a lus ou simplement consultés ! Mais la faculté de se procurer un exemplaire imprimé, qu’on peut conserver et prêter, existe toujours. Elle est même plus grande, en réalité, grâce à l’impression à l’unité.

La différence de prix entre un livre numérique et un livre imprimé découle du bon sens, étant donné que les frais de stockage et de port d’un fichier téléchargé sont pour ainsi dire nuls… Elle est du reste une réalité : l’attribution de numéros d’ISBN différents à la version imprimée et à la version numérique d’un livre permet cette différence de prix, en dépit des lois qui voudraient l’empêcher.

Il n’est pas plus difficile de réserver des droits d’auteur sur une œuvre immatérielle que sur une œuvre matérielle. La copie illégale les concerne les unes et les autres. Par contre, tout laisse présager que ces droits seront au contraire plus élevés dans le cas d’une diffusion numérique et d’une vente en ligne. Les éditeurs classiques ont su défendre ces droits… mais ils ont aussi été capables de les léser à l’occasion, de se réserver la part du lion et de faire régner un profond mystère sur les tirages réels des livres !

Et, en ce qui concerne les contenus, ils ne sont pas toujours insensibles aux pressions du pouvoir politique pour faire taire ou discréditer ceux qui dérangent.

En tout état de cause, faire entrer l’édition numérique dans un carcan propre à l’édition imprimée ne favorisera pas la diffusion de la culture au plus grand nombre ; et chercher à maintenir des prix élevés non plus ! Ce sont au contraire des possibilités de diffusion sans précédent qui s’offrent désormais aux auteurs et au public, car les deux acteurs principaux sont bien les auteurs et le public. Les éditeurs, qui ne sont que des intermédiaires entre les uns et les autres, devront s’adapter, et sortir de leur petit monde clos dans lequel on échange entre initiés les services rendus, les critiques élogieuses et les prix littéraires.

Onirik : Selon vous, l’enseignement actuel en France doit il évoluer pour développer chez les jeunes le goût pour la culture au sens large et leur donner les clefs de l’appréciation de cette culture ?

Carl Lang : On peut observer que l’enseignement évolue malheureusement de manière continue dans le sens contraire, et cela depuis longtemps. Le choix des livres étudiés en classe le montre : les grands classiques reculent au profit de choix plus démagogiques, moins exigeants, sans parler de l’étude en classe de français de textes traduits d’une langue étrangère ! Souvent aussi, le choix se fait sur des critères idéologiques plutôt que selon la qualité littéraire en tant que telle.

Revenons cependant au cœur de la question : il est évident que la présence de la musique et des arts plastiques dans les programmes scolaires est aujourd’hui quasi symbolique. Mais, en réalité, est-ce bien à l’école d’assurer une formation dans ces domaines, sinon une formation élémentaire en dessin, solfège et chant ? Les conservatoires de musique ou de danse et les ateliers d’art existent, ils sont équipés pour assurer cette formation et disposent des professeurs compétents. On voit mal comment l’école pourrait rivaliser avec eux. (De même, il revient aux fédérations de former les sportifs, l’école ne saurait assurer que de la culture physique nécessaire à la bonne santé de chacun.)

Par contre, la formation en histoire de l’art fait cruellement défaut, alors qu’elle peut se faire de manière simple et efficace au moyen de projection d’images commentées. La connaissance des styles et des écoles en peinture, en sculpture, en architecture, en musique, la culture du langage graphique, sont des aspects importants de la culture, et d’une culture utile à tous, dans la diversité des appartenances régionales, des milieux sociaux urbains ou ruraux, et quel que soit l’avenir professionnel qu’on envisage. C’est aussi un moyen de réconcilier culture savante et culture populaire.
Plutôt que le développement de la musique ou des arts plastiques en tant que matières, c’est donc une discipline nouvelle, d’une grande richesse, qu’il convient d’introduire dans les programmes scolaires. Une matière qui ne manquera pas de susciter un grand intérêt parmi les élèves, pour peu qu’elle soit proposée de manière simple et vivante.

L’expression que vous employez dans votre question est juste : le rôle de l’école n’est pas de délivrer une « culture » complète, figée et prête à l’emploi, et qui serait la même pour tous, mais de donner des clefs de compréhension et d’appréciation d’un patrimoine qui englobe de nombreux domaines et comporte d’infinies variantes.

Onirik : Ces dix dernières années, les blogs et magazines sur le web ont progressé tant en termes de visibilité que de crédibilité. En parallèle, la presse traditionnelle est moribonde. Comment analysez-vous ces changements ?

Carl Lang : La presse traditionnelle souffre de deux choses : des prix trop élevés et une perte de crédit. En ce qui concerne le premier point, la distribution de la presse imprimée est laissée aux mains d’un syndicat qui en a le monopole et en abuse. Le résultat est que le prix des journaux est en France plusieurs fois plus élevé que dans les pays voisins (notamment en Angleterre). Cet état de fait est ancien, mais l’apparition de magazines en lignes qui ne souffrent pas de cette mainmise le rend plus nuisible que jamais. D’autant plus que la diffusion relativement limitée qui découle de ces prix élevés rend les journaux plus dépendants de leurs annonceurs que de leurs lecteurs.

Outre la question du prix, on voit mal comment la presse écrite pourrait rivaliser avec la télévision, la radio et la presse en ligne pour la rapidité de l’information. Sa seule chance est d’apporter au lecteur quelque chose que l’information brute ne contient pas. Mais il faut en effet, pour cela, qu’elle soit crédible. C’est par sa collusion avec les autorités, son esprit tendancieux et même par ses mensonges que la presse écrite a ruiné son propre crédit. Or, désormais, les lecteurs ont les moyens de déceler les trucages et les manipulations. Rappelons-nous la déclaration faite par le pape à propos du sida en Afrique : dans les heures qui ont suivi, chacun a pu consulter et même recevoir dans sa messagerie le texte intégral de la déclaration du pape, et se rendre compte à quel point les journaux l’avaient tronquée ! Quelques jours plus tard, le Monde a dû reconnaître sa mauvaise foi et republier le texte sans coupes…

Accuser les blogues et magazines en ligne de diffuser des informations fausses, incomplètes ou tendancieuses, comme les journalistes professionnels se plaisent à le faire, tend à faire oublier que le livre, la presse imprimée, la télévision, ont été et restent parfaitement capables d’en faire autant. Les blogues, en revanche, permettent au lecteur de prendre connaissance d’arguments contradictoires qui l’aident à se faire une opinion.

Dans le domaine de la crédibilité comme du prix de diffusion, il faut libérer la presse du monopole de distribution qui pèse sur elle. Mais elle devra user de cette liberté pour s’adapter, comme elle a commencé à le faire, grâce à une complémentarité entre les supports imprimé et numérique. Là encore, c’est le contenu qui doit primer : les supports, là encore, viennent ensuite et sont complémentaires entre eux.

En tout cas, continuer (en vertu d’une croyance superstitieuse et rétrograde en la supériorité du papier sur l’écran) à subventionner une presse par ailleurs rançonnée par le syndicat du livre, ne fera rien pour lui rendre sa crédibilité et lui faire jouer le rôle de « quatrième pouvoir » auquel elle prétend.

Onirik : En 2011, plusieurs œuvres artistiques ont choqué des communautés religieuses, pensez-vous que la liberté d’expression, notamment dans l’art mais pas uniquement, a des limites ? Est-ce à la loi de fixer ces limites ?

Carl Lang : La liberté d’expression a des limites, bien entendu, qui sont le respect de la vie privée, le droit à l’image, le respect des bonnes mœurs et de l’ordre public, etc. Ces limites, la loi les fixe déjà. Il revient aux tribunaux de recevoir les plaintes des personnes lésées et de leur accorder réparation, en cas par exemple de diffamation, de blasphème ou de sacrilège.
Par contre, les lois qui interdisent d’exprimer certaines opinions en tant que telles, ou de contester des faits historiques, sont liberticides. Pour reprendre l’exemple tiré de l’actualité auquel vous faites allusion, chaque cas doit être défini avec justesse. Ainsi, prétendre que Jésus n’aurait jamais existé, en dépit des preuves historiques qui existent, relève d’une opinion, manifestement fausse au regard des preuves historiques, mais parfaitement licite ; de même, nier qu’il soit le fils de Dieu relève de la croyance, et dans ce cas la loi ferait violence aux consciences si elle voulait imposer cette foi ; par contre, badigeonner l’image du Christ d’excréments en public est un sacrilège… C’est dans ce dernier cas seulement, bien entendu, que les croyants peuvent s’estimer lésés, et que la liberté d’expression trouve une limite. Il est déjà assez troublant que des spectacles contenant des scènes de ce genre puissent obtenir des subventions ; mais il serait intolérable que les justes plaintes des croyants outragés ne puissent obtenir réparation.
Ces nuances sont importantes, parce qu’elles montrent que c’est souvent par malhonnêteté intellectuelle qu’on réclame la liberté totale pour l’art… Liberté dont on a parfois l’impression qu’elle consiste essentiellement dans le droit de choquer. Et on a parfois la désagréable impression que les artistes qui réclament la plus grande liberté sont souvent ceux qui sont le plus avides de subventions, et partant les plus serviles à l’égard des idées dominantes.