Réforme de l’enseignement de l’Histoire

Onirik : Le programme d’Histoire va être traité entièrement en première et non plus en première et terminal. Pensez-vous que cela soit possible sans une réduction de facto de l’information transmise aux étudiants ?

PEB : Il ne faut pas se leurrer : l’enseignement de l’histoire tel qu’on le pratiquait était déjà très critiquable en bien des points : on revenait deux fois sur les mêmes périodes, jugées primordiales, d’abord au collège puis au lycée, avec une insistance particulière sur l’histoire moderne et contemporaine, en délaissant l’histoire du royaume de France (« Bayard ? Connais pas !« ), l’antiquité ou les civilisations anciennes, européennes ou non, qui sont au fondement de ce qu’est devenu notre monde. Et le tout se faisait déjà de façon a-critique, c’est-à-dire sans cours de méthode ou d’esprit critique sur les données transmises, ce que je n’ai eu de cesse de réclamer à l’époque où j’enseignais, il y a 20 ans.

Maintenant, on va davantage encore trancher dans le vif, supprimer des pans essentiels de notre passé et faire ingurgiter aux élèves un prêt-à-penser historique qu’ils auront d’ailleurs oublié dès les grandes vacances. Depuis des décennies, l’histoire ne cesse d’être dévaluée. Cette dernière décision est une façon de s’en défaire encore plus. On a décidé d’éliminer notre passé : pas seulement le passé de la France, le passé mondial.

Ce n’est pas juste une question, comme je l’ai entendu, de perte de « culture générale » : c’est beaucoup plus grave. La culture générale, c’est bon pour Question pour un champion ! Non, nous assistons à un assassinat de la mémoire, tout simplement. Voyant à quel point l’histoire n’intéresse plus les autorités qui sont censées la dispenser, les élèves cesseront automatiquement de la prendre en considération (comme c’était déjà en partie le cas). L’histoire devient une sorte d’option intellectuelle, équivalente à l’initiation au macramé ou à la pétanque. C’est une catastrophe pour l’esprit et un recul de civilisation effrayant. Tout à fait entre nous, je n’en suis pas spécialement surpris.

Onirik : Quand on regarde l’évolution des dernières décennies que ce soit la décision de supprimer certains enseignements (langues mortes, Histoire-Géo) ou des suppressions de fait vu les faibles coefficients pour le bac (philosophie en S, Maths en L), on constate une hyperspécialisation de plus en plus tôt. Pensez-vous que cette hyperspécialisation soit une bonne chose ?

PEB : L’hyperspécialisation, en histoire, n’est concevable qu’à un niveau supérieur, une fois qu’on a assimilé tout le reste. On ne comprend pas Wagner si on ignore tout de Beethoven, auquel on ne rend pas justice si on ne sait pas qui est Mozart. Le problème, c’est que les bases ne sont pas acquises à l’école. Quel est l’intérêt de connaître l’histoire de la pomme de terre, ou la forme du robinet de baignoire, à travers les âges si on ignore à quoi correspondent précisément lesdits âges, du point de vue politique, économique et culturel ? À quoi cela sert-il de se concentrer sur une période précise si on ne sait pas ce qui vient avant et ce qui en découle, c’est-à-dire dans quel processus cette période s’inscrit ? En histoire, il y a trois choses fondamentales à acquérir : les principaux faits, ce que nos grands-pères appelaient « les dates » ; le sens général qu’elle peut prendre, de manière à former les esprits à appréhender sa logique interne ; enfin, l’esprit critique qui permet de se détacher des croyances établies, autrement dit la compréhension de « comment on fait l’histoire » pour avoir la capacité de se l’approprier et non de subir ce qu’on nous raconte.

Onirik : Le latin et le grec étaient appelées les humanités. Peut-on se construire sans Histoire et sans Humanités ?

PEB : On peut sans doute se construire sans le latin-grec, mais on se construit mieux avec, car on perçoit mieux les évolutions des choses. Prenez un mot comme « vertu » – du mot latin virtus, dérivé du mot vir, « homme »- qui désigne à l’origine les qualités viriles : il devient ensuite synonyme de « bon citoyen », sous la Révolution française, puis de « bonnes moeurs » au XIX, au sens (a-)sexué du terme. On est donc passé d’un mot à connotation héroïque à un qualificatif d’essence bourgeoise. Sans parler des dames de « petites vertus » ! Est-ce que cela ne nous en apprend pas beaucoup sur l’esprit de chacune des époques concernées ?

Maintenant, pour vraiment comprendre l’époque, il faut en connaître les principaux phénomènes. Donc l’histoire. Pas seulement l’histoire politique, chronologique, à l’ancienne, entendons-nous bien : toute l’histoire, du « petit fait vrai » à la Lenotre aux infrastructures chère à l’École des Annales, mais aussi à l’art et à la religion. Peut-on savoir ce qu’est le baroque, et la mentalité de la contre-réforme catholique, sans avoir fait le tour du « Rapt de Proserpine » du Bernin ? Allez à Rome, à la Villa Borghèse et dites m’en des nouvelles. Par conséquent, sans histoire, on déconstruit, on tue dans l’oeuf toute compréhension possible de l’humanité. Toute perspective est cassée, toute distance est anéantie, tout recul critique est sabordé. Le présent devient l’alpha et l’oméga de toute chose, mais un présent lourd à porter, sans humanité consciente, un univers bête et plat, nivelé, ni linéaire, ni cyclique : circulaire. Aucun événement n’est plus relié à un autre. Tout devient absurde, et cette absurdité ne sert plus qu’à justifier l’ordre actuel du monde, c’est-à-dire servir au premier chef ceux qui ont intérêt à ce à qu’il perdure ainsi.

Un monde sans passé vise à légitimer les puissants du jour (n’oublions pas Marx : « Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante »). Ce faisant, on fait disparaître les citoyens pour fabriquer des consommateurs obéissants, déracinés, fascinés par le zapping, uniquement préoccupés par les plaisirs immédiats et abrutis par la technique. ll va être temps de reprendre notre passé en main ! Avoir de nouveau conscience, comme le disait Bernard de Chartres, que nous sommes « des nains sur des épaules de géants » (nanos gigantium humeris insidentes), ces géants qui ont tout à nous apprendre et chez qui nous devons puiser sans cesse pour nous élever au lieu de pratiquer jusqu’à plus soif le culte de l’argent et nous vautrer comme des porcs dans la marchandise.

Que l’on sorte enfin du règne de la quantité, comme disait René Guénon, pour revenir à celui de la qualité. Nous n’y sommes pas encore, je vous en avertis ! Mais il faut avancer.