Rencontre avec Miguel Benasayag pour ‘La singularité du vivant’

Nous avons pu rencontre Miguel Benasayag, l’auteur du livre La singularité du vivant et de Jean-Michel Besnier qui en a écrit la préface. Voici ainsi la retranscription de cette rencontre.

Question : Pouvez-vous nous raconter l’histoire de la genèse de ce livre ?

Miguel Benasayag : L’histoire commence il y a bien longtemps quand j’étudiais les neuroperceptions. Le problème central d’aujourd’hui, c’est le sujet du vivant, avec Jean-Michel Changé, on a remarqué qu’il y a une forte assimilation ente le monde du digital et du vivant. J’étudiais auparavant : comment le cerveau change physiologiquement et physiquement avec la proximité du digital. Au niveau du cerveau, j’ai trouvé des choses incroyables. J’avais pris par exemple des chauffeurs de taxi, certains avaient un GPS d’autres non. Ceux avec le GPS avaient une partie du cerveau atrophiée dans leur cartographie cérébrale.

Grâce à la chirurgie médicale, on voit que l’architecture cérébrale est complexe. Alors que le fait d’appuyer sur un bouton, ça ne fait pas réagir grand-chose. J’ai aussi étudié le principe des bêta-bloquants dans le cadre des souvenirs traumatiques à Buenos Aires. La mémoire sélectionne, modifie et oublie, elle modifie des choses par rapport à son histoire. Le truc, c’est que la mémoire est la seule chose qui donne une unité dans la vie d’une personne, même si on peut aussi relever l’existence de la mémoire corporelle. Le cerveau peut s’intégrer, la fonction n’a pas besoin de l’organe, il y a une vraie plasticité. Dans le cerveau, il peut se passer certaines choses et la fonction agit.

Quand j’ai terminé ce travail, j’ai pensé que les chercheurs allaient me tomber dessus. Mais au contraire, ils ont dit : oui, c’est vrai, il y a une délégation des fonctions cérébrales, et alors ? Entre biologistes, on sait que lorsqu’il y a une délégation vers la machine, il n’y a pas de recyclage de la fonction. C’est en sens unique.

Je travaillais depuis longtemps dans la logique mathématique où on voyait que même Turing disait que tout n’est pas calculable. Ainsi, on peut assimiler cela au vivant, le vivant n’est pas entièrement calculable.

J’ai par exemple rencontré le chinois qui a perdu contre l’IA AlphaGo[[AlphaGo est un programme informatique capable de jouer au jeu de Go, développé par l’entreprise britannique Google DeepMind.]]. Sauf que mes amis disaient que les Chinois étaient aussi des machines, ils m’ont alors demandé la différence entre AlphaGo et les Chinois. Alors on constate déjà qu’il y a une différence physique. Ensuite, AlphaGo a un cerveau bleu et une certaine plasticité cérébrale, alors oui, il n’y a plus beaucoup de différences.

Mais on peut faire une comparaison toute simple : j’habite au deuxième étage d’un immeuble. On y installe un ascenseur. Ce dernier monte plus de valises que moi, mais ça ne m’empêche pas de continuer à en monter ni de faire de la gym. Ce qui est évident d’un point de vue technique, c’est qu’AlphaGo n’a pas gagné car il n’a pas joué. Car le terme jouer a une signification, c’est que tous les vivants explorent les possibilités, il n’y a pas d’économie linéaire. Or désirer jouer, les machines ne le peuvent pas, car en réalité, l’humain et le vivant cherchent à perdre du temps. Et c’est dans cette signification que le vivant donne sens.

Certaines personnes, comme Laurent Alexandre, cherchent à aller plus loin, à ne pas mourir, mais moi, je veux mourir plus tard. S’il n’y a plus de limites dans la vie, il n’y a plus de sens à avancer. Le sens est dû au fait qu’il y a une délimitation. Et c’est pourquoi j’ai voulu écrire sur La Singularité du vivant.

J’ai travaillé 4 ans avec Giuseppe Longo sur le livre, car en fait, le digital qui est comme le vivant, mais en mieux, n’aide pas à une hybridation, on n’arrivait pas à faire quelque chose. J’ai donc développé un autre pôle. J’ai essayé un modèle pour comprendre le vivant ce qui m’a valu un format de mamotreto[[sorte de livre qui n’a pas beaucoup de sens sur un sujet voulu – terme espagnol]]. C’est ensuite qu’est arrivé Jean-Michel Besnier. Il a pris le mamotreto mais je ne voulais pas abandonner Giuseppe. Cependant, on n’arrivait pas à l’intégrer du coup il a écrit un commentaire par rapport au sujet.

Jean-Michel Besnier : J’ai pensé pouvoir mettre un peu d’ordre au mamotreto car Miguel est très attentif au contexte. Le contexte auquel il s’oppose est celui dans lequel le numérique (Miguel utilise le terme digital) domine, mais domine aussi la vie, et c’est ça la vraie toile de fond. Notre univers est transformé en 1 et 0 (en binaire), il est segmenté, et c’est ça qu’il pensait dangereux. C’est accréditer que le vivant n’est que du numérique, c’est ça qui m’a plu d’ambler, qu’il affronte l’essentiel.

Laurent Alexandre[[C’est un chirurgien-urologue français, auteur et chef d’entreprise, intéressé par le mouvement transhumanisme]] et les transhumanismes sont ceux qui pensent que le seul avenir c’est la bionisation de l’homme ou sa soumission à l’intelligence artificiel avec la robotisation. Ce qui fait tomber la singularité du vivant. Quand Miguel m’a présenté sa pensée, je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire, c’est une sorte de pré-socratique qui prend à bras-le-corps le vivant.

Il y a donc un système à trois étages, et il faut commencer par l’étage du milieu, l’intermédiaire, car on prend la vie en cours pour commencer le processus. Au haut, il y a une plage mixte proche du symbolique et en bas le physico-chimique (la base). Baisser le vivant ça serait aller vers la bionisation et le monter ça serait le robotiser. Miguel dit qu’il faut le garder au milieu. Le champ biologique capture le domaine symbolique et pompe aussi dans le physico-chimique.

Il définit également le vivant humain par des rites et des rythmes. Le rythme est tout ce qui concerne le métabolisme, les réflexes, c’est l’étage fonction inférieur et intermédiaire. Le rite, c’est l’organisation de sa survie à partir des organisations et en rangeant son environnement (par des contrats par exemple). Les modernes que nous sommes ont tendance à vouloir cesser les rites (par exemple fin de l’Ancien Régime, etc.). Et de ce point de vue, défendre le vivant, c’est défendre la présence de ces rites contre l’ambition moderne qui cherche à aller au-delà. Les hyper-modernes, c’est aussi ça, ils veulent briser les rythmes en les modernisant et en y incluant le numérique.

Question : Quels sont vraiment les dangers des discours des transhumanistes ? Ne peut-on pas simplement les laisser parler ?

Miguel Benasayag : Sur la technique je voulais me placer dans les limites de ce qu’on peut dire scientifiquement. Quand on me dit qu’il est possible de procéder à des changements cybernétiques et d’amener la vie sur d’autres bases : je ne peux pas dire que ce n’est pas vrai. Je dis alors qu’au-delà des possibilités et des techniques, c’est la fixation du vivant qu’il faut voir. Le problème n’est pas les nouvelles possibilités, mais le fait qu’il faut relever quels sont les invariables du vivant. Le danger est que les scientifiques et tous les laboratoires travaillent sur la dérégularisation et non sur la régularisation. C’est la force de la recherche qui est basée là-dessus et est tournée sur ça uniquement. C’est une sorte de retour irrationnel quasi-religieux, une croyance pour aller au-delà de l’humain. Mais les failles sont tellement évidentes, d’abord c’est problématique si on n’arrive plus à faire la différence entre l’humain et le robot. Quand on arrivera à ce qu’ils veulent, où mettra-t-on les immortels ? Un petit scientifique peut trouver Laurent Alexandre ridicule, mais il va également dans ce sens. Les limites ne viendront pas de l’extérieur, mais de l’interne avec les invariantes du vivant.

Question : N’y a-t-il pas une limite intrinsèque car c’est une création du vivant à la base, le numérique va forcément toucher des limites car on doit créer de nouvelle motivation.

Miguel : Les problèmes vont se créer eux-mêmes, mais serons-nous là pour le voir ? Là, on ne touche plus la carte, mais le territoire ; il y a une dislocation de ce qu’on étudie dans le cerveau. Le problème réside dans la rapidité du processus, car on n’a pas le temps de mettre en place des mécanismes de régulation. On a trouvé un sens historique. On peut plus voir l’existence de développement dans tous les sens qu’un réel progrès

Jean-Michel Besnier : La limite et d’où elle peut venir et en quoi est-elle menacée ? Ces nouvelles technologies veulent abolir le temps. Et la résistance se fait avec le désir, car en finalité, c’est cela qu’on veut supprimer. On passe d’un désir entre deux personnes à la multiplication du génome tendant vers le clonage.

Miguel : Je me fous des transhumanistes, je veux revenir aux invariantes du vivant. Ce n’est pas un livre contre eux. Le temps linéaire mesurable n’a rien à voir avec les temps du processus. Il faut expliquer que les processus biologiques obéissent à des règles différentes du temps linéaire qui est une information. La carte qui vient remplacer le territoire en se dématérialisant, c’est l’idée de devenir texte et d’oublier le corps. Mon livre n’est vraiment pas contre eux, mais c’est pour expliquer que mis à part la promesse religieuse, c’est un avertissement à ne pas faire n’importe quoi.

Question : L’humain a toujours crée des outils, est-ce pour vous dans cette idée ?

Miguel : Il y a une différence entre la médecine réparatrice et la médecine de l’augmentation. Comme le disait Marx, dans la production sociale, l’humain s’est produit lui-même avec la coévolution de la technique. Sauf qu’il y a une puissance de développement trop rapide maintenant. Les instruments augmentent les possibilités de l’humain, mais il ne faut pas se laisser submerger et écraser. Le vivant a toujours dû domestiquer la technique créée. Il faut pour cela admettre que le vivant et l’univers ne sont pas de simple algorithmes.

Question : Concernant AlphaGo, que faut-il retirer du fait que le robot a battu l’homme ?

Miguel : L’humanité a ouvert de nouvelles portes avec cette machine, elle a ouverte des performances. La question est maintenant comment utiliser cela ? Comment articuler l’outil avec nos vies ? C’est ce à quoi je pense. C’est pourquoi il faut des changements radicaux. Et qu’il y a maintenant deux façons de jouer : le calcul humain qui est subordonné par son histoire alors que l’autre est en test tout le temps, c’est une nouvelle dualité.

Sortie du livre : 31 octobre 2017