Vampire

D’aussi loin que mes souvenirs remontent, j’ai toujours fui la lumière. Pourtant certaines nuits dans ce cercueil, des paysages inondés de soleil me reviennent en mémoire. Je peux presque sentir la chaleur sur ma peau d’un mois d’août sur la côte. Une torpeur d’été accueillante m’étreint, m’enveloppe et réchauffe mon coeur depuis longtemps éteint. Au loin sur l’horizon le disque majestueux d’un soleil couchant, écrase dans l’orange un sable sans fin. Je sens sur mon visage une brise légère – je me mets à crier…

J’ai raconté ce cauchemar horrible à un nombre incalculable de personnes, nul ne m’a plaint. La plupart des gens me prennent pour un hurluberlu, il ne voient pas comme moi l’astre solaire comme un ennemi mortel. Certains m’ont raillés, ils sont morts en souffrant…

Tous les humains à qui mes terreurs furent comptées sont morts. Enfin presque tous, un vieux cordonnier à Amsterdam, exprima dans son regard une telle compassion que je l’ai épargné. Je dois concéder que j’ai tué sa femme plus tard dans la soirée, mais à une telle gorge nul n’aurait résisté. C’était de la pure gourmandise, j’avais pourtant copieusement dîné, mais ne grossissant plus je m’accorde quelques excès de temps à autre. Je fus doublement déçu, son sang n’avait que peu de goût et son mari me manifesta subitement la plus grande antipathie. Lui l’instant d’avant si courtois, si ouvert à la conversation se retrouva au bon bout d’un poignard fiché dans ma poitrine. Le sot s’y pris si mal, qu’il manqua mon coeur d’une pleine main. Je lui brisais la nuque et l’abandonnait ainsi que mon insipide dessert. C’était en 1890, il y a près de cent ans. En recomptant bien, tous ceux qui entendirent le récit de mes peurs diurnes furent tués de ma main. Jamais toutefois je ne m’épanchais de ces faiblesses à un de mes congénères, exposer sa faiblesse est un risque qu’un vampire ne prend plus.

On trouve pourtant chez les vampires, comme dans chaque population, des pleutres, des imbéciles, des génies, des visionnaires, des déviants et une grande majorité d’individus n’appartenant à aucune des catégories précédentes, cette répartition cessa d’être vraie au début du siècle dernier. A cette période un groupe de visionnaires déviants – ou peut être de génies sanguinaires – jugea raisonnable d’instaurer un tri dans les spécimens de vampires peuplant la terre. Ceux jugés faibles ou inadaptés furent décimés par un corps expéditionnaire que cette besogne ne rebutait point. Les membres de ce corps furent à leur tour exterminés par un groupe de visionnaires, peut-être le même que le premier, mais nul ne le sait, qui jugea que les inimitiés envers les membres de cette bande d’assassins étaient trop nombreuses et profondes pour que le temps les estompent. Un nouveau bain de sang permis de solder les comptes. Aujourd’hui, bien que nombre de vampires acceptables furent décimés par erreur, vengeance ou jalousie dans l’un ou l’autre des deux grands massacres, le but est atteint : notre race est pure. Suffisamment pure en tout cas pour que notre existence clandestine n’ait plus été révélée aux humains depuis près de 50 ans. Avec la disparition de nos vampires trop voyants, le métier jadis glorieux de chasseur de vampires perdit de sa superbe au point qu’aujourd’hui aucune homme sain d’esprit n’embrasserait une telle carrière. Notre far west est désormais un lointain souvenir que seuls quelques cinéastes ou écrivains dépourvus d’imaginations s’escriment à perpétuer au travers de récits éculés. A bien y réfléchir, il n’existe que deux différences entre nous et les indiens : nous n’avons pas de casinos et nous avons gagné la guerre.

Nos existences, la mienne par exemple, ressemblent fort à celle des humains, nous vivons en couple sans éprouver d’amour. La plupart d’entre nous effectue un travail. Nous fuyons la célébrité, notre histoire nous a appris que la lumière des projecteurs tuait aussi sûrement que celle du soleil. Les artistes poètes et autres écrivains n’osent s’exprimer. Finalement nos vies ne sont pas si mouvementées que l’imaginaire collectif l’imagine. Notre quotidien à l’exception de notre nourriture n’est que très ordinaire.

Tuer des humains pour manger est une nécessité, tuer des humains influents est une erreur que les purges nous ont appris à éviter. Nombre d’entre nous utilisons les services de restaurateurs spécialisés. L’import de nourriture s’effectue depuis des pays où le cheptel est nombreux et peu communiquant, l’Afrique et l’Asie sont nos principaux viviers, le sang y est maigre mais sain. Certains sans doute inspirés par le cinéma ont développé des réseaux communs prostitution / nourriture. Cette idée séduisante au départ a vite montré ses limites, les rentrées d’argent étaient importantes, la couverture médiatique faible mais la promesse majeure d’un sang de jeunes filles d’Europe de l’est ou d’Amérique du sud de première qualité n’a pu être tenue à cause des drogues nécessaires pour l’asservissement des travailleuses. Nombre de vampires impliqués dans ces activités ont cédés leurs parts à des humains qui effectuent une exploitation plus classique de ces réseaux. De temps à autre, pour les grandes occasions, nous tuons un humain de notre entourage ; dans une certaine caste de vampires snobs il est indispensable d’offrir à manger une vedette de cinéma ou un homme politique, pour des raisons évidentes les sportifs de haut niveau ne sont pas comestibles. Ces vampires ont oublié les enseignements de notre passé, le souvenir des purges tend à s’estomper chez eux et il est probable que d’ici peu ressurgissent de nouvelles histoires de vampires dans la presse, de nouveaux massacres, ou les deux coup sur coup.

Jusqu’a hier je partageais mon logement avec une charmante jeune femme de 300 ans. Nos voisins nous considéraient comme un couple exemplaire. Dans notre quartier les réflexions à notre sujet tournaient toujours autour de notre incapacité à avoir des enfants malgré notre amour évident. Cette absence de progéniture était attribuée par la majorité à nos activités professionnelles nocturnes probablement épuisantes, une infime partie de nos voisins soupçonnait une maladie, ils n’étaient pas loin de la vérité. Nous sommes des vampires, nous ne nous aimons pas, nous ne procréons pas, ce n’est pas dans notre nature. En revanche nous avons la télévision et, pour mon couple du moins, nous jouions assez bien la comédie. Chaque film ou série romantique nous offrait de nouveaux détails à ajouter à notre répertoire du parfait couple. Je pense que de nombreux humains fonctionnent comme nous, ils reproduisent dans leur vie ce que la télévision leur présente comme de l’amour et se croient amoureux. Moi au moins je sais que dans mon cas c’est impossible. Ceci a simplifié mon cas de conscience lorsque j’ai pris la décision de tuer ma compagne.

Elle était le seul vampire témoin de mes cauchemars, et si je ne les lui avais pas raconté dieu seul sait ce qu’elle pouvait soupçonner. La reprise des purges à venir me pousse à la prudence, je ne peux passer pour un faible. J’avais tout prévu, hier soir nous sommes partis à la campagne pour un week-end.

Nous avons roulé calmement vers le sud, notre locations pour le week-end était située à moins de cent kilomètres de notre maison. L’agence de location est tenue par des vampires, certaines maisons sont équipées de cercueils, bien sûr le prix est légèrement plus élevé mais transporter deux cercueils dans le coffre est à eviter de nos jours : au moindre contrôle routier on risque de passer la nuit au poste et d’assister impuissant depuis une cellule à un funeste lever de soleil. A notre arrivée la maison était jolie et la nuit encore jeune. Nous décidâmes de nous promener dans les bois sous la lune. Nous marchâmes main dans la main, même sans humain pour nous observer les habitudes demeurent.
A la sortie d’un sous bois une clairière s’ouvrît devant nous, de l’autre côté se trouvait une grotte. Malgré un soleil se levant moins d’une heure plus tard, nous décidâmes tout de même d’aller l’explorer, au pire nous y serions resté coincé toute la journée. D’un pas léger nous nous dirigions vers l’entrée. Je me souviens qu’un éclair métallique avait attiré son attention. Curieuse elle s’en était approché et avant qu’elle ait pu finir sa phrase sur l’étrangeté de notre découverte, la menotte emprisonnait son poignet. Effectivement elle avait raison, il est pour le moins inhabituel de trouver une menotte scellée dans un bloc de granit en pleine nature. Mais pour un meurtre réussi un minimum de planification est requis, et je suis quelqu’un d’assez méthodique.

A ma grande surprise malgré la lueur naissante derrière les collines à l’est, elle ne tomba pas dans l’hystérie, elle exprima un mélange d’amusement et d’incompréhension. Qui, à mesure que la lumière s’intensifiait, devint de la tristesse. Notre race n’éprouvant pas de sentiments, je supposais un piège et décidais sans un mot de partir vers le fond de la grotte. Après près de 60 ans de vie commune je l’assassinais sans une explication.
Elle ne prononça qu’une seule phrase : « notre race peut aimer, les purges ont permis de faire disparaître cette connaissance mais j’ai un manuscrit, si tu le souhaites nous pouvons retrouver une âme, ensemble. Je t’aime ».

Sa mort fut affreusement silencieuse, au lever de lune je sortis de la grotte, ramassais son alliance et repris la route vers notre maison. Ses dernières paroles emplissaient ma tête sur le trajet du retour. Dans la grotte mon sommeil avait été troublé par mon cauchemar habituel, tout était identique mais à la fin l’astre solaire était remplacé par son visage. Elle me regardait avec une bonté qu’aucun humain n’aurait pu exprimer, d’ange déchu elle semblait être devenue un ange tout court. Je grillais sous son regard sur ma plage surchauffée.

Je me sens mous, faible, je n’ai aucune envie, ne trouve de goût à rien. Mon mimétisme avec un humain dépressif est saisissant et d’autant plus étrange qu’il ne semble pas simulé. Me serais-je à ce point auto discipliné à exprimer les sentiments humains que je le fais de manière inconsciente, ou avait-elle tout simplement raison ? Son visage hante la moindre de mes pensées, je sors en trombe de la maison, saute dans ma voiture et mets le cap au sud. Bientôt l’océan apparaît devant moi, encore quelques minutes de route. Je jette ma voiture le long d’un trottoir et la tête en feu me mets à courir sur la plage. Je repense à sa dernière phrase, son alliance, son regard, je suis ivre d’un chagrin non feint. Comme j’aimerais pouvoir pleurer. Je cours soulevant des nuages de sable. A mesure que le jour approche, les couleurs ressemblent à celles de mon rêve, beaucoup moins orange. Soudain je m’arrête net. Pourquoi n’ais-je trouvé que son alliance ? Le pendentif offert moins de dix ans plus tôt : j’aurais juré qu’elle le portait en arrivant dans la clairière, il aurait du être là. Sa dernière phrase me revient, un comédien de Buffy la prononce. Le soleil se lève, aucun abri possible.
La salope. Les purges ont commencé.

Frédéri Lafran