Vote électronique – Questions à deux spécialistes des logiciels libres

Suite à l’interview de Pierre Muller, Onirik a souhaité donner la parole à deux acteurs du monde du logiciel libre autour de la problématique des machines à voter.

François Elie et Nicolas Barcet ont accepté de répondre à nos questions.

François Elie est agrégé de philosophie, élu à Angoulême, président de l’ADULLACT. François est aussi président d’un bureau de vote.

Nicolas Barcet est un informaticien passionné depuis ses 10 ans, il
en a aujourd’hui 39. En 1985 il fondait la première association de
Micro Serveurs en France, et participait ainsi aux premiers
balbutiements de l’internet grand public. En 1995 il fondait une des
premières entreprises offrant des outils de gestion de contenu
dynamique sur le web s’appuyant sur une gestion centralisé des
différents services offerts aux internautes. Il travaille depuis
1999 dans le domaine des systèmes de confiance et associe cela depuis
4 ans au domaine du logiciel libre. En tant que consultant
informatique, il a participé à l’élaboration de nombreuses
architectures de confiance et de gestion d’identité dans des secteurs
variés allant de l’administration fiscale aux secteurs bancaires et
industriels. Il est un fervent promoteur de l’utilisation des
nouvelles technologies et des logiciels libres au service de l’état
et des citoyens mais s’implique fortement pour le maintient du vote
papier au sein des différentes associations et mouvements dont il
fait parti. Il maintient une rubrique au sujet la liberté de vote sur Betapolitique.fr.

Onirik : En quoi les logiciels libres ont-ils été la cible de tentatives de récupération des partisans des machines à voter ?

François Elie : Je ne sais pas si c’est en tentative de récupération, mais j’ai un très très mauvais souvenir de « l’appel mondial pour une démocratie électronique libre », à Issy-les-Moulineaux, ville où l’on vote avec des machines je crois. Ce texte, malgré nos alertes, n’a pas été changé. Résultat : l’AFUL, l’APRIL et l’ADULLACT ont refusé de le signer.

La phrase qui suit nous a paru extrêmement dangereuse : sous couvert d’une préoccupation louable, elle nous a paru une caution, et la présentation du logiciel libre et des formats ouverts comme une condition suffisante.

Nous demandons donc aux pouvoirs publics locaux et nationaux, à travers le monde, de prendre systématiquement en compte les logiciels libres lors de tout développement informatique nouveau et de rendre toutes les procédures impliquant les libertés individuelles, les données personnelles ou le vote électronique compatibles avec les exigences des standards ouverts et des logiciels libres.

… comme si cela suffisait.

Cet appel a donc fait un grand flop dont il a été question sur linuxfr.org.

Nicolas Barcet : A mon humble avis, ils ne le sont pas. C’est uniquement un problème d’évolution de la réflexion qui fait penser à un certain moment qu’une bonne façon d’offrir toutes les garanties de transparence serait de pouvoir contrôler le code utilisé dans les ordinateurs de vote. Cela ne passe malheureusement pas l’étape suivante de la
réflexion : comment admettre pour un citoyen de déléguer sa confiance
à de seuls experts et abandonner sa faculté de contrôle direct qu’il
avait avec le processus papier. Je recommande grandement la lecture
de l’article Ken Thompson, Lauréat du prix Turing 1983, intitulé « On trusting trust » pour
comprendre la problématique jusqu’au bout.

J’avoue être moi même passé récemment par ce stade incomplet de la
réflexion avant d’avoir lu cet article et enfin compris ce que
Chantal Enguehard et Bernard Lang essayaient de m’expliquer depuis
longtemps.

O : Si les spécifications, le code et l’ensemble de l’architecture des machines étaient ouverts, cela enlèverait-il les problèmes liés aux machines à voter ?

F.E. : Il y a deux problèmes à bien séparer.

Premièrement : les machines à voter.

Les machines libres ? Que fait cette puce ? Sachant que le nombre de téléphones utilisés par des machines a dépassé en 2004 le nombre des téléphones utilisés par des humains, qu’il y a des
téléphones dans les photocopieuses et les machines à café, j’aurai peut-être confiance que dans une machine électronique en apesanteur dans une cage de faraday… mais beaucoup moins que dans l’urne en plastique transparente avec la procédure qui va avec.

Deuxièmement : le vote à distance

On ne sait pas faire un isoloir électronique où l’on soit sûr que la personne
vote librement sans subir de pression.

N.B : Pour faire court, vu que ma réponse est fournie ci dessus : Si ma grand mère n’est pas capable de comprendre le mécanisme dudit
système, alors le système ne peut pas remplacer le vote papier.

O : En tant que spécialistes des nouvelles technologies, ne pensez-vous pas qu’une série de tests simples et exhaustifs permettraient de valider la programmation de ces machines ? On envoie des satellites dans l’espace mais on nous dit qu’une machine ne sait pas compter des voix. Curieux paradoxe, non ?

F.E. : Cette question est *très* bien posée.

Si nous, on nous demandait si une machine peut compter les voix. Mais bien sûr! Faisons des machines à compter les voix. On vote avec un *bulletin* au lieu de voter avec un bouton… et on trouve un système pour compter les bulletins (en plus on pourrait peut-être imaginer un système pour les compter sans les faire sortir de l’urne. Ce qui permettrait de les *recompter*. Un comptage non invasif.

Ce qui est fastidieux, ce n’est pas de voter c’est de compter les bulletins.
Or, c’est bizarre, on veut compter les voix « électroniques ». J’ai confiance
dans la capacité des machines à compter. Ce qui me gène c’est de ne pas savoir ce qu’elles comptent. Quand j’ai appuyé sur le bouton, que s’est-il passé ?

La machine me dit « vous avez voté truc ». Super. Mais que la machine va-t’elle compter « réellement » ? Lorsque je met mon enveloppe dans l’urne, j’ai une très grande confiance.

Je rêve (j’y ai déjà réfléchi, j’ai quelques idées) à une machine qui
permettrait de compter les bulletins sans les sortir de l’urne.

N.B : Non, toujours ce problème de délégation de la confiance… De plus, pour réussir à mettre en oeuvre un système du niveau cité, le coût de réalisation serait injustifiable, alors que l’on a déjà du mal à le
justifier avec les machines à voter actuelles
.
Ensuite, je cherche toujours à comprendre quel est le gain obtenu par l’utilisation d’ordinateurs de vote. La lettre ouverte de Benoit Sibaud à André Santini
montre efficacement qu’il n’y en a aucun. En étant légèrement
cynique, on se demande parfois si les deux seules motivations qui
puissent résister à une analyse approfondie ne serait pas, pour un
maire, soit la volonté de paraître moderne à ses administrés, soit de
pouvoir influer efficacement et impunément sur les votes dans sa
municipalité.

A l’époque où je n’avais pas encore lu l’article de Ken Thompson, je
m’étais permis de poser les grandes lignes d’un système qui
apporterait quelques gains
, mais vous comprendrez vite en lisant
mon billet de novembre que le système est trop complexe pour être
compréhensible par le quidam et bien trop coûteux pour être mis en
oeuvre. Et cela n’est pas uniquement un problème d’éducation car je
n’espère pas que l’on évoluera un jour dans un monde ou tout citoyen
soit à même de comprendre les architectures de confiance.

O : Peut-on estimer un pourcentage de la marge d’erreur ? N’est-on pas en train de crier au loup ?

F.E. : Quand on trouve plus de votant que d’électeurs, on n’est plus dans la marge d’erreur, c’est comme si on comptait des petits pois avec des moufles.

Ce n’est pas un problème de marge d’erreur : c’est la confiance dans le résultat qui en question.

N.B : De quelle « marge d’erreur » parlons nous ici ? D’établir une
probabilité sur la possibilité de fraude ? Quelle drôle d’idée !
Le sujet ici est bien l’une des libertés fondamentales qui sont à la
base de la démocratie : la liberté de vote. Accepter de transiger
sur un modèle lentement et difficilement élaboré depuis un peu plus
de deux cents ans pour essayer de parer à toutes les tentatives de
fraude revient à abandonner l’idée que nous nous faisons de la
démocratie.

Nous savons d’expérience qu’il est dans la nature des hommes
d’essayer par tous les moyens de faire pencher la balance de leur
coté, quel que soit le bord politique. Il n’y a donc pas d’autres
moyens de s’assurer du respect des formes de la démocratie qu’en
permettant à chaque électeur de contrôler le processus dans la plus
grande transparence. D’ailleurs, si le code électoral a régulièrement évolué afin de faire face aux fraudes, c’est uniquement car nous avions les moyen de les constater. Les ordinateurs de vote permettant, de par la nature même d’un ordinateur, d’être re-programmés sans laisser de traces, nous n’aurions plus jamais la possibilité de constater des fraudes et donc d’apprendre à s’en prémunir.